L’ÉCRIVAIN SOUTERRAIN
LE REPORTER : Le prix Littérature pour tous 1951 vient d’être décerné. Son lauréat écrit depuis fort longtemps ; il a d’ores et déjà trouvé sa consécration auprès d’un nombre considérable de lecteurs. Nous avons la chance de l’avoir avec nous ce soir. Quelques questions, Monsieur. Vous êtes lu, somme toute, depuis que vous écrivez. Depuis quand écrivez-vous ?
L’ÉCRIVAIN : Depuis que j’en ai l’occasion.
LE reporter : Voilà. Et cependant, beaucoup de vos lecteurs vous connaissent à peine. À leur intention, j’espère que vous ne refuserez pas de dire quelques mots.
L’ÉCRIVAIN : Oh, vous savez, je n’ai pas grand-chose à dire. Tout ce que j’avais à dire a été imprimé.
LE REPORTER : Ce qui est exceptionnel. Mais, à propos de l’ouvrage qui vous a valu de recevoir ce prix…
L’Écrivain : J’ai été récompensé pour l’ensemble de mon œuvre.
LE reporter : Certes. Mais en dernier lieu, qu’aviez-vous écrit ?
l’écrivain : Ceci : « Il est expressément défendu
d’ouvrir les portières pendant la marche, de se pencher au-dehors, d’entrer ou de sortir des voitures autrement que par les portières qui se trouvent du côté où se fait le service du train. »
LE REPORTER : Peut-on savoir ce qui vous a poussé à vous exprimer ainsi ?
L’ÉCRIVAIN : Je ne le sais pas moi-même. Je ne me rendais pas compte. J’ai écrit ça comme j’avais écrit, vers la même époque : « Il est interdit de cracher sur le parquet des voitures. »
LE reporter : Naïvement. Car enfin : et sur les sièges ?
L’ÉCRIVAIN : Oh… à l’époque, je crois que personne n’y pensait sérieusement…
LE REPORTER : Vous rappelez-vous pourquoi vous avez écrit, la même année je crois, excusez-moi, je cite de mémoire : « Toute quête ou vente d’objets quelconques est interdite dans l’enceinte du Métropolitain » ?
L’écrivain : Parce que je le savais et que je voulais que d’autres que moi le s… que je voulais le faire savoir à d’autres que moi.
LE reporter : Qu’entendiez-vous, à l’époque, par « objets quelconques » ?
L’écrivain : N’importe quoi.
LE reporter : Vous n’attachiez donc pas au mot « quelconque » un sens péjoratif.
L’écrivain : Hein ? Ah oui ! Ah non. Ah oui, non, oui, non, oui, non. Non.
LE reporter : Saviez-vous pourquoi toute vente d’objets quelconques était interdite dans l’enceinte du Métropolitain ?
L’ÉCRIVAIN : Non. J’étais jeune. Je me bornais à constater le fait.
LE REPORTER : Et aujourd’hui, pensez-vous que cette vente soit également interdite dans d’autres enceintes que celle du Métropolitain ?
L’écrivain : C’est possible. Je n’ai pas réfléchi à la question. Ce sont des choses… il faudrait avoir plusieurs vies !
LE reporter : Qu’est-ce pour vous qu’une enceinte ?
L’ÉCRIVAIN : Ce qu’elle était pour Littré. Ce qu’elle est devenue, de nos jours, pour Larousse ou autres Robert.
LE reporter : Revenons à votre œuvre la plus récente. Vous dites : « Il est expressément défendu d’ouvrir… etc. » Pourquoi ?
L’ÉCRIVAIN : Parce que c’est vrai.
LE REPORTER : Sans doute. Mais pourquoi : « expressément » ? N’auriez-vous pas pu dire, simplement : « Il est défendu d’ouvrir… »
L’écrivain : Je l’aurais pu, si je l’avais voulu.
LE REPORTER : Pourquoi ne l’avez-vous pas voulu ?
L’ÉCRIVAIN : Eh bien voilà une question intéressante et que je vous remercie de m’avoir posée. Elle va me permettre de dissiper certains malentendus, certaines erreurs d’interprétations, assez ridicules il faut bien le dire.
Contrairement à ce qu’on l’a prétendu quelquefois l’adverbe « expressément » – dans l’expression « expressément défendu » –, n’avait dans mon esprit aucun rapport avec la métaphysique d’Aristote qui, comme vous le savez, distinguait les formes « impresses » et les formes « expresses ». Non. Toute ressemblance entre la pensée d’Aristote et la mienne ne peut être que fortuite. Je n’ai lu aucun de ses ouvrages. Et je suis bien tranquille que lui non plus n’a pas dû lire les miens.
D’autres ont prétendu que si j’avais écrit : « expressément défendu », c’était pour signifier : « défendu comme il est de règle générale dans les trains express ». Eh bien non, n’est-ce pas. D’abord le métro n’est pas un train express, et puis, ce qui est vrai pour les express est également vrai pour les rapides ! De sorte qu’à ce compte, j’aurais tout aussi bien pu écrire : « Il est rapidement défendu… », ce qui n’offre pas grand sens. Non, tout ça c’est des histoires de critiques ; il ne faut pas les suivre quand ils vont trop loin.
LE reporter : Vous avez pourtant écrit : « expressément ». Pourquoi ?
l’écrivain : Eh bien, je vais peut-être vous étonner, mais je n’en sais rien. Ça m’est venu tout d’un coup, j’ai écrit ça d’un seul jet, je n’ai pas fait une rature. Et croyez-moi : quand on écrit comme ça, en général, c’est que c’est bon. Mais oui ! Ça me rappelle, tenez… ce qui est arrivé dernièrement à un de mes confrères, de ceux qui travaillent pour les véhicules de surface. Il avait écrit… Voyons, qu’est-ce que c’était déjà… Ah oui : « Il est dangereux de se pencher au-dehors, ou de laisser passer un bras par la fenêtre. » Alors on lui a dit : Comment ! Un bras ! Et les jambes, alors ? et s’il prend fantaisie à un usager quelconque de laisser pendre ses jambes par la fenêtre ? Oui. Bien sûr. C’était maladroit. Pour être exact, il aurait fallu qu’il écrivît : « Il est dangereux de laisser passer un “membre” par la fenêtre. » Mais c’est alors, vous le pensez bien, que la critique s’en fût donné à cœur joie ! Non, voyez-vous, il ne faut pas chercher la petite bête. C’est difficile, vous savez, d’écrire ce genre de texte. Ça n’a l’air de rien, mais c’est un travail difficile.
LE REPORTER : Pourquoi avez-vous choisi de vous exprimer par la voie du Métropolitain, plutôt que par celle du roman, de la poésie, du théâtre, etc.
L’écrivain : Il y a des choses qu’on ne peut exprimer que par la voie du Métropolitain, et qui seraient déplacées, voire incompréhensibles dans un roman.
LE reporter : Par exemple ?
L’écrivain : Défense de fumer. Dans un roman, non, n’est-ce pas… il faut se mettre à la place du lecteur.
LE reporter : Nous allons maintenant passer, si vous le voulez bien, à une de vos œuvres les plus connues, mais au sujet de laquelle je vous avouerai que je ne vous suis pas très bien…
L’écrivain : Allez-y, allez-y, ça m’amuse.
LE reporter : La voici, je la cite de mémoire… « Conservez votre titre de transport, il peut être contrôlé en cours de route, et il sera exigé aux accès de correspondance, et à la sortie. »
L’Écrivain : C’est vrai, j’ai écrit ça.
LE reporter : Croyez-vous à toute cette affabulation ?
L’ÉCRIVAIN : Bien sûr, il y a là-dedans un côté légendaire. Je sais bien que votre titre de transport, c’est-à-dire le papier certifiant que c’est bien à « titre » de voyageur que vous êtes « transporté », ne sera contrôlé ni en cours de route, ni à la sortie, ni nulle part. Mais, derrière ce mythe, n’est-ce pas, destiné à effaroucher les masses incultes et à les structurer, j’ai voulu exprimer l’opportunité, pour le voyageur, de conserver en main ce petit rectangle symbolique. Le jeter sur le parquet des voitures, en effet, ce n’est pas propre. Le manger, comme il est tentant de le faire, surtout pour des enfants, ce n’est pas propre non plus. Et puis, il vous occupe les doigts pendant que vous roulez, vous pouvez même parcourir ce qui est écrit dessus, et qui est souvent instructif…
LE REPORTER : C’est de vous ?
L’ÉCRIVAIN : Non, mais c’est assez bien fait… Et pendant ce temps-là, vous ne penserez pas trop à profiter des contacts que vous pouvez avoir avec vos voisines, ou vos voisins. Ils sont voyageurs debout comme vous, ils ont droit au même respect.
LE reporter : À ce propos, je ne vous cacherai pas que bien des esprits vous ont reproché d’avoir écrit, entre autres textes du même ordre : « Voyageurs debout : quatre-vingt-quinze, voyageurs assis : vingt et un », alors qu’il vous eût été si facile d’écrire le contraire…
L’ÉCRIVAIN : Oui : voyageurs assis quatre-vingt-quinze, voyageurs debout vingt et un. D’abord, je me borne à peindre les hommes tels qu’ils sont, non tels qu’ils devraient être…
LE REPORTER : Racinien, en quelque sorte ?…
L’Écrivain :… Plutôt que cornélien, oui. Et puis je ne fais pas de politique.
LE reporter : Méfiez-vous : les voyageurs debout, par leur nombre, sont les plus forts.
L’Écrivain : Oui, eh bien qu’ils suivent mon conseil : « Voyageurs debout, ne songez pas trop à profiter de votre avantage numérique pour prendre la place de vos adversaires assis. Car, s’il est vrai qu’ils tiendront aisément à vingt et un debout, jamais vous, vous ne tiendrez à quatre-vingt-quinze sur les sièges. Ou alors, vous y serez encore plus mal qu’avant. »
LE reporter : C’est exactement ce genre de raisonnement que tiennent tous les écrivains réactionnaires.
L’Écrivain : Je ne fais pas de politique.
LE reporter : Dans ce cas, nous aborderons, s’il vous plaît, une de vos œuvres les plus purement littéraires, et qui se trouve en même temps être une des plus populaires, puisqu’elle chante dans toutes les mémoires. Je veux parler de votre alexandrin. Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, je me permettrai de le redire pour tous à haute voix : « Le train ne peut partir que les portes fermées. »
l’Écrivain : Et puis l’octosyllabe qui lui fait suite et qu’on a coutume d’oublier je ne sais pas pourquoi : « Ne gênez pas leur fermeture. » Oui, après tout, je ne suis pas mécontent d’avoir écrit ça. Mais je ne vois pas ce que j’en pourrais dire. La pensée est assez banale. La forme est recherchée, mais le sens est banal. J’ai voulu seulement exprimer par là que le plaisir de coincer une porte vient rarement sans la douleur d’être coincé par elle… Et que si le train ne part pas, vous non plus, vous ne pourrez partir. C’est un jeu absurde où personne ne gagne.
LE reporter : Eh bien je crois que nous avons dit l’essentiel…
L’¿Ecrivain : Non, il y a un problème, malgré tout, dont j’aimerais toucher un mot, un problème important, qui continue à me préoccuper, et au sujet duquel on m’a fait bien des reproches, c’est le problème du frein de secours.
LE reporter : « Il est défendu de se servir du frein de secours sans motif plausible. »
L’Écrivain : Ah, vous avez lu ça aussi ? Et qu’est-ce que vous en pensez ? honnêtement ?
LE reporter : Eh bien, à vrai dire, c’est l’œuvre de vous qui me laisse le plus réticent. Car enfin, qu’appelez-vous au juste un motif plausible ?
L’Écrivain : Vous avez mis le doigt dessus. Eh bien voilà : je soutiens que tout homme peut légitimement se trouver, une fois au moins par semaine, un motif d’actionner le frein de secours. Ne serait-ce que la curiosité, le désir de savoir comment ça fonctionne, ou celui de rétablir un équilibre compromis par telle ou telle secousse. Mais, si le motif simple se présente assez fréquemment, le motif plausible, lui, est extrêmement rare.
LE REPORTER : Mais pratiquement, comment distinguer si le motif qu’on a est plausible ou non ?
L’Écrivain : Par une expérience très simple. Que signifie plausible, en effet ? Plausible vient du verbe latin Plaudere, qui signifie battre des mains, applaudir. D’où : plausible, digne d’être applaudi. Donc, à supposer que l’envie vous prenne de vous servir du frein de secours, confiez-vous à vos compagnons de route. Si plusieurs d’entre eux, ou même un seul, se met à applaudir à l’énoncé de votre motif, la preuve est faite, c’est un motif plausible, et vous pouvez y aller d’une main ferme. Si au contraire votre entourage demeure sur la réserve, ou si, par exception, vous êtes seul dans votre wagon, n’entreprenez rien, vous pourriez vous en repentir.
LE REPORTER : Eh bien je pense que nous avons tout dit. Il me reste à vous remercier.
L’ÉCRIVAIN : Il y a bien encore : B, b, 174 – M 1769… mais ça, ça change avec tous les wagons.